Blurred. (jeudi 15, 22h30)

@naveen

Lovée dans l'un des fauteuils de la cour intérieure, complètement focalisée sur le centre de gravité qu'elle tient entre les mains, Sasha a perdu le fil du monde. Les gens vont et viennent autour d'elle, parfois seuls, parfois en petits groupes, ils restent plus ou moins longtemps, mais la réalité, elle est tracée distraitement sur son cahier. Le dessin, c'est son mode de communication. Sa principale ressource, sa voix dans sa plus simple et belle expression. Elle ne se sent jamais aussi bien que claquemurée dans le quadrillage ou la blancheur immaculée d'une feuille. Son crayon, c'est son ancre. Depuis combien de temps elle est là, happée par ses pensées, difficile à dire. Elle a vite tendance à perdre le temps. Et quand elle réintègre la réalité On my block, il fait déjà noir, autour du halo du feu toujours allumé. Elle ressert son pull autour de ses épaules, s'ébroue avec la délicatesse d'un somnambule et cligne des yeux. Un regard rotatif lui indique une seule et unique présence. « Naveen » elle appelle doucement, captivée par son visage. Elle a une bonne mémoire, Sasha, pour les petites infos qui tiennent en quelques lettres ou chiffres. Les noms, les dates, ça s'imprime d'un seul coup dans son esprit et en vingt-quatre heures, elle avait déjà assimilé tous les prénoms et visages des candidats. « C'est toi qui peins, c'est ça ? » C'est une question et en même temps, pas vraiment. Le fait qu'il soit peintre, c'est l'un des trucs plus poussés qu'elle a retenus et qui font partie de ses fondations ici. Un peintre. Un peintre. Peu importe qu'ils soient amis ou pas, il y a un peintre. C'est bête, mais elle se sent moins seule de le savoir dans le coin. « Moi je dessine, surtout, mais j'aime bien la gouache. » elle sourit en montrant son cahier. Elle griffonne toujours tout un tas de trucs, pas toujours bons, pas toujours cohérents. Elle est illustratrice, Sasha, c'est pas pour rien. ça fourmille toujours sous la mine de son crayon. « Qu'est-ce qui t'inspire, en général ? » elle demande en changeant de page pour aussitôt reposer son crayon sur le papier, le regard allant et venant de l'esquisse qu'elle entame au visage de Naveen. Pour peindre et pour tout, finalement, par extension.

La pénombre s'est installée sur le block. Certains des résidents sont déjà couchés, d'autres vaquent à des occupations diverses et variées. Naveen lui se retrouve à déambuler dans la vieille caserne, un paquet de chips dans les mains, en train de picorer pour combler une légère faim. Son petit périple l'amène jusqu'à la cour intérieure. Endroit charmant où le cercle de feu vient apaiser les craintes nocturnes. L'esprit ailleurs, il n'avait pas encore remarqué que @Sasha se trouvait ici. Le prénom prononcé, ses prunelles claires se sont immédiatement dirigées vers la source du bruit. Léger sourire sur les lèvres comme à son habitude, comme s'il ne pouvait en être autrement. « Sasha. » Comme une réponse à un seul mot. La rejoignant, s'installant confortablement, le bruit des chips venaient rompre le silence du lieu. « Je crois que je fais ça, fin j'essaye. » Son regard en venait à remarquer le cahier où la jeune femme dessinait. Comme quoi, cette saison contient pas mal d'artistes. Ramenant ses jambes pour s'asseoir en tailleur, le peintre en herbe répondait aux interrogations de sa nouvelle interlocutrice. « C'est pas mal ! Je sais pas si tu sais, mais @Evey tient une galerie à New-York. » Autant refiler le tuyau. « Les formes, les ronds, les carrés, mais l'abstrait aussi, pour que quelque chose se dégage, pour qu'il y ait un message. J'aime dépeindre l'expression des visages aussi, la souffrance, le courage, l'espoir. » Son art est une part de lui qu'il affectionne tout particulièrement. C'est intime, c'est de la souffrance, mais c'est aussi l'expression, l'extension, une part qui lui permet de revendiquer ses convictions avec une certaine ferveur. « Et toi, quel est ton monde ? »

C’est ce qu’ils font tous, essayer. Et quelque part, rien qu’essayer, c’est y arriver, parce que l’art, la création, c’est si intime et personnel que rien n’est jamais pas vraiment de l’art. Tout ce qui vient du cœur, tout ce qui a une raison d’être, tout ce qui est beau pour le simple fait d’être beau, sans autre but ou dessein, c’est capable de l’émouvoir. C’est ce qu’elle aime tant dans la propension de l’humain à créer et son besoin de se retrouver dans l’art : c’est la seule chose au monde qui existe simplement pour exister. Juste ça. « Oh non, je sais pas » elle rigole quand il évoque la galerie d’Evey. Elle en est très loin, de tout ça. Déjà, elle a pas choisi le meilleur médium pour être exposée, le dessin c’est peut-être la forme d’art qui se suffit le moins à lui-même. On expose rarement du dessin, on s’en sert surtout. Mais Sasha, elle aime aussi beaucoup la gravure et elle s’essaie souvent à la peinture aussi. C’est juste moins évident. « Je crois que quitte à marquer les gens, je préférerais que ça soit plus personnel » elle souffle pensivement. Elle sait pas trop si elle se ment à elle-même, Sasha, parce que la grandiloquence de l’amour abstrait et conceptuel qu’on voue à une figure plus qu’à une personne, elle le veut aussi. Mais dans un premier temps, elle veut surtout toucher les gens quand ils sont seuls chez eux, qu’ils tombent sur son œuvre et que ça leur bouleverse le cœur, dans l’intimité de leur safe zone. Elle l’écoute, Naveen, en même temps qu’elle le regarde, là mine de son crayon alignant ses traits autant que ses mots. « Dans cet ordre-là ? » Et pas espoir, courage puis souffrance. C’est donc un optimiste, Naveen. Un résilient. « Tu en parles comme si tu l’avais déjà vécu » elle note simplement. Elle a cette sensation là avec beaucoup de personnes qui ont besoin de créer. C’est libérateur, ça exorcise, et tu aimes souvent donner vie à ce qui te hante, en bien comme en mal. Naveen, elle est intimement persuadée que ce n’est pas anodin, les émotions qu’il a choisies, parmi des milliers d’autres. « Quel message tu voudrais laisser ? » elle s’enquiert avec un sourire. Elle l’a entendu aussi militant. Des messages, il doit en avoir des tas en tant que tel, mais Naveen la personne derrière, elle doit aussi en avoir. Elle repose une seconde son crayon pour se perdre dans l’étendue de sa question. « Mon monde... c’est mes mondes » elle finit par résumer en retournant à son dessin, avec un sourire de plénitude. Oui c’est ça. Sasha elle est infiniment plurielle. « il y a Sasha la parisienne, qui essaie de joindre les deux bouts en dessinant pour pas devoir demander de l’argent à ses parents. Dessiner c’est ce qu’elle fait de mieux dans la vie. C’est comme ça qu’elle s’exprime. » La Sasha traditionnelle en somme. « Puis il y a Sasha la chasseuse de méduses en Atlantide, Sasha l’actrice au festival de Cannes qui se rend compte à quel point personne ne la connaît derrière ses rôles, Sasha la pourfendeuse de dragons, Sasha l’attrape cœurs, Sasha l’oubliée, Sasha la dépositaire de la mémoire, Sasha qui ne voit que le bleu, Sasha l’amoureuse de tout et tout le monde » elle balance un peu sans réfléchir, parce que le propos il est là : Sasha, elle est tout ce qu’elle s’imagine être. Elle se contente pas du peu qu’elle peut avoir. « J’ai pas encore décidé laquelle je préférais. » elle souffle finalement.

Ses yeux voient une @Sasha énigmatique, mais en même temps un peu plus que ça. Une artiste, une réelle artiste qui pense, qui pense beaucoup. Naveen a comme l'impression d'être face à une fille descendant d'un autre monde, d'une autre planète, flottant comme une fée venant bénir l'enfant prodige. C'est un peu ça, son imagination sans doute qui lui joue des tours. « Qu'est-ce que tu veux dire par personnel ? » La curiosité refait surface tandis que ses mains viennent à nouveau se plonger dans le paquet de chips pour en dévorer une bonne partie de manière assez bruyante. « Je sais pas, il y a pas d'ordre, c'est des émotions en vrac. » Parce que Naveen est pas du genre à analyser ses pensées, ses émotions, il dégueule ça à la face du monde et chacun en fait ce qu'il souhaite c'est tout. « J'ai vécu des choses oui, un peu comme tout le monde, mais à des échelles diverses quand même. » Il est noir, pansexuel, clairement c'est pas forcément la meilleure position dans ce monde, mais il fait avec. Surtout que pour l'activiste qu'il est, c'est impossible de fermer sa bouche. « Je veux que ça explose, je veux que ça pète, je veux voir ce monde partir en fumée pour en reconstruire un nouveau. » C'est extrême, mais c'est lui, c'est son envie. Pour lui, l'espoir ça ne peut se retranscrire que dans la nouveauté. Son attention se porte par la suite sur les explications de l'illustratrice expliquant ses mondes. « Tu es une sorte de déesse alors, une femme incarnée ou désincarnée, qui ne se refuse rien. » Sa voix prend une teinte admirative, ses yeux illuminés s'intéressent tout particulièrement à ce que @Sasha lui dit, parce que c'est beau, parce que c'est réel.

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