@bird

La porte s'ouvre au fond de l'auditorium, faisant redresser la tête de Sasha. La silhouette de Bird se dessine à l'autre bout des rangées de sièges. « Hey » elle l'accueille avec un sourire. Elle profite de cette incursion dans sa bulle pour relever le dos, s'étirer comme un loir et prendre un peu de recul sur tout le barda devant elle. ça fait un moment qu'elle est là sur la scène, Sasha, le soleil a bougé derrière les fenêtres, son estomac gargouille et ses doigts palpitent à force d'avoir serré l'appareil photo, manipulé les objets avec une précision de chirurgien. « J'étais en train d'essayer de faire du stop motion » elle explique joyeusement. Debout devant elle, il y a Jiji la star, le petit furby hybride qu'elle a trouvé dans le thrift shop. Autour de lui, un monde de petits objets en tout genre, de cartons, de boites, de livres, de babioles et bricoles ramassés ça et là depuis plusieurs jours pour compléter ses décors et élever autour de lui une véritable petite vie à part. Jusque-là accroupie, elle se glisse en tailleur, Sasha, et invite Bird à faire ses premiers pas dans le Jiji monde. « L'histoire, c'est que Jiji vit dans un monde où les habitants ne voient pas toutes les couleurs. Chaque personne nait en ne voyant qu'une seule couleur, et souvent elle se transmet dans la famille. Lui par exemple, c'est le bleu. Tout le reste est en noir et blanc, il ne voit que les nuances de bleus. » elle explique super sérieusement en désignant Jiji. Le bleu, il est choisi totalement au hasard bien sûr. L'important, c'est le concept, c'est l'absence, c'est le noir et le blanc qui régissent un monde un peu triste. Sasha, elle est persuadée qu'on a besoin des couleurs, que c'est même la toute première chose qui rend les gens heureux. Comme le retour du soleil et de la chaleur après un hiver trop long et trop gris. C'est ce qui éveille les gens. Les couleurs. « Les couleurs là-bas sont un peu comme des déesses, tu peux les découvrir, les apprivoiser, les laisser venir à toi, mais on n'a jamais vraiment su comment faire. Parfois tu te réveilles du jour au lendemain et tu vois le rouge, parfois tu restes dans un monde monochromatique toute ta vie. » Certains sont dotés dès le plus jeune âge de la capacité de voir plusieurs couleurs, aussi, et chaque cas de figure est unique. Il n'y a pas de règle, pas de critères ou d'examen à passer. Parfois, tu mérites une couleur, parfois tu la conquiers. Les couleurs sont comme la vie. Tu apprends. Tu découvres. C'est comme ça qu'elle les a imaginées : comme les étapes de la vie. Tu apprends des couleurs des autres. « Du coup les jeunes, à un certain âge, partent dans un voyage initiatique pour comprendre le secret des couleurs. » elle conclut en brandissant Jiji le jeune en pleine quête. Not gonna lie, c'est pas évident à mettre en forme avec du stop motion, surtout pour les couleurs. La partie stop motion, c'est presque le plus simple, finalement.

A la recherche d’un moment de tranquillité, airpod dans les oreilles, la danseuse quitte la caserne sur un pas presque dansant. Une habitude, plus que la traduction d’un esprit léger. Parce qu’elle n’est pas légère en ce moment Bird. Elle s'engouffre dans l’enceinte du lycée, sans idée bien précise. Ses bouclettes brunes sautillent sur son front à chacun de ses pas. Le visage inexpressif, les traits tirés. Ses lèvres pleines oublient comment tracer un sourire. D’un geste du pied, elle pousse la porte coupe-feu qui mène au l’auditorium. Sa silhouette se frayant un passage entre les rangs de fauteuils bruns. Ses prunelles claires captent la présence de @Sasha sur la scène. Curieuse, elle a le temps de l’observer un instant avant qu’elle ne remarque sa présence. Elle répond à sa salutation d’un geste de la main, son regard ne pouvant quitter la petite installation qu’elle a mise en place sur la scène. La danseuse s’approche, quittant ses écouteurs, à la fois hypnotisée par ce qu’elle voit et ce qu’elle entend. Du stop motion. Dans l'idée, elle comprend la pratique, mais n’a jamais été témoin d’un truc pareil. D’ailleurs, elle n’aurait jamais pensé à faire un truc pareil Bird. A croire que sa créativité à elle, se limite à la conception d’une chorégraphie et à son application. Elle se hisse sur la scène, laissant ses pieds se balancer dans la vide, alors que la française lui raconte l’histoire de Jiji. Elle tique, remonte son regard vers le visage de Sasha, alors qu’elle parle de la couleur bleu. L’australienne la détaille de son regard perçant, elle est touchée par cette histoire de changement d’équipe. Comme beaucoup, elle le conçoit parfaitement. Bien que ce son côté, elle avait entrepris volontairement de quitter la sienne, pour mieux la retrouver ensuite. Elle note pour plus tard, fascinée par la façon dont se crée cette histoire dans l’esprit de l’illustratrice. La fascination pour les couleurs n’est clairement pas anodin. Elle se demande alors, à quelle couleur elle serait destinée si un tel monde existait. Si elle ne devait voir qu’en une seule couleur ce serait laquelle ? Et comme toujours elle pense à la danse et ses nuances de beiges/roses. Hm, ça pousse à la réflexion tout ça. Sortant le téléphone de la poche arrière de son jean, elle le pose entre elles et commence à écrire d’une seule main. “J’aime bien cette histoire.” Voix robotique de merde. “Toi tu serais comme Jiji ? Tu verrais que des nuances de bleu ?” Elle questionne, captant les changements dans son regard. De sa main qui n’est pas occupée à écrire, elle vient effleurer celle de Sasha, avant de la prendre dans la sienne, caressant de son pouce le dos de sa main. “Tu vas bien.” Le téléphone dit, alors que l’australienne ne quitte plus le regard de sa camarade. Il ne faudrait pas qu’elle reste bloquée dans ses nuances de bleus, alors qu’un monde tout en rose s’offre à elle. Et puis elle est avec @Billy, @Sirius et tout un tas d’autres personnes parfaites pour elle. Bird, elle a décidé de concentrer toute son énergie sur @Sasha, à l’instant où elle a parlé du bleu. Moyen d’évitement de base, comme ça, elle aura pas le temps de lire dans ses yeux à elle le souvenir de la couleur verte.

Bird, elle vient casser la petite bulle qu'elle s'est créée, Sasha, entourée de tout le bordel qu'elle a trouvé pour personnifier sa petite fantaisie perso. C'est son nouveau truc. En règle générale, c'est le dessin, puis parfois, elle a des phases qui lui durent une journée, voire deux, trois pour les grosses grosses phases, où elle fait que ça, elle pense qu'à ça, elle vit, respire, dort pour ça. Et ça s'éteint aussi brusquement que ça s'est allumé. Elle fonctionne un peu comme ça, Sasha, à coup de miro passions qui l'animent et la portent sur le court terme, puis une autre, puis encore une autre. La présence de Bird la tire de sa torpeur de robot mais elle aurait pu ne même pas la remarquer, Sash, tant elle est focalisée sur les mécanismes de son imagination qu'elle transpose sur Jiji. Puis elle redevient comme d'habitude, à tout partager, à emmener tout le monde. Elle sourit quand Bird aime son histoire puis se décompose doucement quand elle évoque le bleu, avant de rire. « Tu sais qu'à la base, je n'aime pas trop le bleu » elle fait mine de confier. Bien sûr qu'elle est triste, Sasha, qu'elle se sent projetée hors de ses racines, de sa famille, qu'elle se sent un peu comme un intrus chez les roses, parfois, qu'elle nourrissait ce petit fantasme nul de faire toute son aventure avec ses quatre pirates, que plus jamais ils ne perdraient un moussaillon en cours de route, pas après Sanjay. Elle sait aussi que c'est le jeu, Sasha, elle est pas débile. Mais elle aime bien trop vivre ses émotions jusqu'au bout. « Ma couleur préférée, c'est l'orange, j'aime les tons chauds ou earthy » elle décrit tandis que son doigt épouse doucement la forme d'un chiffon bordeaux qu'elle a trouvé dans le thrift shop et qui lui sert de décor. ça la réconforte, Sasha, les couleurs brulantes ou terriennes, ça l'ancre. « Tu verrais déjà les couleurs ? » elle demande en posant sur Bird un regard serein. Au-delà du blanc, au-delà de celle qu'elle a toujours vu. Est-ce qu'elle a déjà avancé, Bird, est-ce qu'elle a déjà appris, compris, écouté, douté, tout remis en question, espéré à nouveau. Parfois, Sasha, elle passe par tout ça en une seule journée. « Moi j'ai commencé à les voir quand je suis entrée en école d'art » elle se lève pour s'assoir à côté de Bird, les jambes dans le vide du public. Quand elle a commencé à vivre pour de vrai. Avant ça, elle était floue, inconsistante, elle prenait les vies des autres pour essayer de vivre la sienne. « Avant, elles étaient à l'intérieur de moi, mais l'extérieur était gris, complètement gris. » Elle sait pas bien expliquer, Sasha, elle a longtemps été une véritable handicapée des mots, incapable de raconter oralement ce qu'elle pouvait raconter en dessinant. Puis elle a appris. Une nouvelle couleur. Le regard de Bird capte le sien et c'est là qu'elle y trouve sa question plus que dans la voix sans âme qu'elle utilise pour communiquer. « Et toi ? » elle souffle sans même répondre. « Je te sens bloquée » elle tente, doucement, en passant doucement le bout du doigt sur sa tempe, là où elle l'est, probablement, bloquée. Un truc comme ça. Elle sait pas trop, Sasha, mais elle devine. Grâce à Salem.