@elvis

Après s'être effondrés et avoir dormi à même le sable comme de vrais aventuriers, Sasha et Elvis, courbaturés comme des petits vieux, se sont mis à l'ouvrage. Cette semaine loin du monde, c'est une aubaine, une excuse, un moment parfait pour faire renaître de ses cendres le fort secret réservé aux trop grands rêveurs. Dès qu'il avait été question de cabane à construire, le regard de Sasha avait cherché celui de son boy préféré et le sourire qu'ils avaient échangé l'avait rendu heureuse et apaisée. Elle retrouve son équilibre, Sasha, en retrouvant Elvis. Elle survivait, sans lui, mais c'était jamais vraiment pareil. Le retrouver, retrouver leur complicité, c'était comme retrouver son souffle, respirer à nouveau. Dès le réveil, sans même prendre le temps de réfléchir à ce qu'ils foutent là, à l'improbabilité totale du fait qu'il y a seulement quelques heures, ils étaient sur leur trente-et-un, dans une vieille caserne de l'Amérique profonde, ils se sont mis à l'ouvrage. Ils ont visité les terrains libres, fait des offres, négocié leur crédit, sympathisé avec les voisins potentiels, pour finalement tout envoyé bouler et choisir le spot le plus près de la plage possible. Elle aime l'idée de s'endormir en regardant la mer, Sasha, qui vit en pleine métropole. Elle se sent en paix, malgré les cheveux sales et les moustiques. Et ils se sont mis à l'ouvrage, des heures durant, avec leur bonne humeur habituelle, en s'envoyant des missiles créés à base de feuilles de palmier, à jouer à chat avec un morceau de bois, en se réconciliant après avoir été en désaccord sur la couleur des châssis, à s'arrêter au milieu du chantier pour refaire le monde en donnant des formes aux nuages. Des heures plus tard, ils sont là, fièrement dressés devant leur abri de fortune, le fort Shelvis 2.0. « Atteeeeeeends » elle s'exclame, Sasha, en proie à une réalisation brutale. Elle fait deux pas en arrière, prend un peu de recul, analyse la situation, tourne autour de la cabane, les sourcils froncés. « Il manque un truc » elle annonce, sans appel. « Un truc fondamental. » Sasha, elle sait ces choses-là, elle les sent, et Elvis, il n'a absolument rien à dire parce qu'il n'est finalement que l'ouvrier infatigable d'une Sasha décoratrice d'intérieure infernale. Elle réfléchit un instant, puis fonce finalement dans la forêt, sans le moindre doute qu'Elvis restera bien en place tant qu'elle ne sera pas revenue. Il lui faut cinq minutes pour trouver le Graal et quand elle revient, elle a le maxi smile aux lèvres, les mains planquées dans le dos. Sans hésitation, elle enroule les tiges des fleurs qu'elle a ramassées entre deux morceaux de bois pour orner l'entrée de leur nouvelle demeure. « La touche finale. » Elle est heureuse, Sasha, elle est heureuse parce qu'elle a pas le temps de réfléchir une seconde, parce qu'elle adore être malmenée comme dans ces moments où la production se dit que ça serait une bonne idée de les lâcher en pleine nature pour tester leurs capacités à survivre. « Tu as l'air d'aller mieux » elle souffle après lui avoir attrapé le bras pour qu'ils s'écroulent dans l'entrée de la cabane, face à la mer. C'est une affirmation-question, en réalité, qui appelle une réponse détaillée. Même pendant les quelques jours où elle lui faisait la tête, elle l'avait observé de loin Sasha, et elle avait vu la dérive dans ses yeux. ça lui avait brisé le cœur de le voir comme ça. Et elle ne veut plus jamais ne plus être là pour lui.

A peine lever, ils se sont mis en chantier, galvanisés par leur volonté rebâtir leur fort. A la place des étoffes et de linges de fortune, ils ont tablé pour des matières plus nobles dont le bois car il n'en manque pas sur cette île, triant soigneusement chaque brindille, les accordant au reste de la boiserie. Cette fois, ce fort sera tangible, perdurant peut-être dans le temps, existant encore après leur départ. Vestige de leur passage, de leur séjour courte durée. Pendant qu'il supervise la charpente de la cabane, Sasha s'occupe du décor intérieur, de l'ameublement, des coloris. L'une pinaillant sur les finitions, l'autre prônant le côté pratique plutôt que l'esthétique, cédant tout de même aux caprices créatives de cette dernière. Des brouilles passagères, des discussions animées entrecoupées de séances de récréation à base de jeux d'enfants, faisant résonner leurs rires et leurs chamailleries à travers le campement. Planche après planche, leur fort commence à s'ériger du sable. @Sasha, dans son élan créatif, a tenu à rajouter une dernière touche florale à leur cabane. Une fois terminé, fiers de leur ouvrage, ils le contemplent avec satisfaction avant de prendre leurs quartiers. — Chez nous, chaque maison porte un nom., qu'il lui explique. C'est une pratique séculaire qui se fait encore aujourd'hui. — Tu veux qu'on le baptise comment le nôtre de fort ? En la connaissant, elle lui proposera une liste de noms des plus fantasques, des plus poétiques. — Pourquoi pas un blason en plus, tant qu'on y est ?, lui propose-t-il, d'un air amusé. Comme celui qu'il porte sur le haut de l'épaule en tatouage. Celui-ci a été dessiné par son grand-père paternel. Il sort un calepin de la poche arrière de son short de bain et se met à griffonner, échauffant son poignet dans l'exercice. Son regard s'attarde finalement sur le restant des fleurs que Sasha a prélevé avec soin. — Attends, bouge pas. Il ramène une mèche de ses cheveux blonds derrière l'oreille où il cale une fleur et fait de même pour lui, dans une symétrie assumée, en miroir comme toujours. Puis il se remet à charbonner, comme si de rien était. Apparemment, il a l'air d'aller mieux. Il acquiesce, le corps détendu, l'esprit à l'endroit. Il a retrouvé un certain équilibre, mais pour combien de temps ? — Beaucoup mieux, oui. Bizarrement, je n'ai jamais aussi bien dormi. Il s'esclaffe. Ca ne tourne vraiment pas rond chez ce garçon. Il y a quelques jours à peine, il dormait dans un matelas bien moelleux et confortable. C'est du aux embruns marins sans doute. — Toi aussi, on dirait. Tu rayonnes. Elle donne l'impression d'être dans son élément. A croire qu'elle a eu mille vies, la môme. Il trouve à Sasha quelque chose de curieusement éthéré. Elle ne vit pas sur le même plan qu'eux. On sent qu’une partie d'elle évolue dans cette espèce de nébuleuse spirituelle située, d'après les chamanes, juste au-dessus de notre conscience quotidienne ; en d'autres termes, la source d'où jaillissent les rêves, l'art, la foi et l'inspiration divine. Elle s'évade, elle est là sans y être, ailleurs devient un lieu familier, hors de la lumière et de l'ombre. A cet instant-là, elle est plus ancrée que jamais, les yeux sémillants. — C'est le fait d'être coincée sur une île ou d'être de nouveau ensemble qui te rend aussi heureuse ?, qu'il l'interroge, hilare.

Elle se sent apaisée, là, en plein chantier, sous le soleil tapant, les orteils dans le sable, le monde tout autour et surtout, la sensation d'avoir un sens. Elle a le souffle court, Sasha, ses épaules brulent déjà de coups de soleil, elle a faim, elle est crevée et pourtant, elle ne s'était pas sentie aussi bien depuis un moment. Elle pose un regard plein d'affection sur Elvis entre deux accrochages de feuilles de palmier, reprend son labeur, rit, boude, fait la paix, jusqu'à ce qu'ils s'écrasent face à leur toute nouvelle demeure. Son cœur bat la chamade, à Sasha, elle a envie de fondre de douceur, parce que cette photographie, elle ne l'aurait jamais imaginée même dans ses rêves les plus fous. Et pourtant, elle est là, bercée par les ronronnements des vagues et la chaleur du soleil, à vivre l'opposé le plus absolu de sa vie à elle. Dans ces moments-là, elle comprend pourquoi elle vit. La voix d'@Elvis se fond à la poésie du décor avec une douceur qui la fait sourire naturellement. « C'est vrai ? Comment s'appelait la votre ? » elle demande aussitôt, mordue par sa curiosité dévorante. « Qui avait choisi le nom ? » Parfois, elle oublie à quel point la vie d'Elvis a été différente de la sienne jusqu'à présent. A quel point tout les oppose sur certains points et à quel point la probabilité qu'ils soient pourtant là, tous les deux, à contempler la mer, était infinitésimale. Et pourtant, ils sont là. Juste là. Les doigts dans le sable, et le sourire aux lèvres. ça suffit à lui souffler qu'il est son destin. Qu'ils sont tous son destin. Toutes ces âmes qui fourmillent tout autour d'eux et que rien n'aurait jamais dû rassembler.« Oooh hmm. » Elle a besoin d'une seconde, Sasha, parce que c'est une grosse responsabilité. Elle veut trouver le nom parfait. « Qu'est-ce que tu penses de mångata ? » elle souffle. « C'est un mot qui existe en suédois et qu'on ne peut pas vraiment traduire. ça désigne le chemin que forme le reflet de la Lune dans l'eau. » Distraitement, elle trace du bout du doigt un cercle dans le sable, puis une ligne diffuse juste en-dessous. Elle aime ce genre de mots, Sasha, ces compiles un peu nulles qu'on trouve sur internet de tous ces jolis mots intraduisibles dans toutes les langues du monde. Elle s'était toujours étonnée de toutes ces évidences de la langue française qui lui était pourtant très spécifiques. « Tu vas le dessiner ? » elle se penche sans vergogne pour analyser son cahier et les traits qu'il y trace sauf qu'il se lève, récupère les quelques fleurs qu'elle n'avait finalement pas utilisées et en glisse une au-dessus de son oreille. Elle sourit, Sasha, et son cœur bat très fort alors qu'il se remet sans rien dire à dessiner. Alors elle dit rien non plus, elle se contente de croiser les jambes sur le sol, les doigts enroulés autour de ses chevilles et l'air distrait. De l'écouter lui dire qu'il va mieux, qu'il n'a jamais aussi bien dormi, qu'elle rayonne. Elle sait pas si elle rayonne, Sasha, mais elle se sent drôlement apaisée, là, maintenant, ici. Le changement, ça la bouscule, ça la heurte, ça la malmène et pourtant, elle ne se sent jamais aussi apaisée et heureuse que dans ces moments-là. Parce que la vie reprend. Elle a cette drôle de faculté, Sasha, à avoir en même temps des émotions complètement contradictoires. Parce que c'est de ressentir très fort qui la rend heureuse. « Les deux bien sûr » elle lui offre un beau sourire. Littéralement les deux. Un mélange étrange de nouveau et de repère : on l'avait plongée dans un environnement inédit, indomptable, malmenant, avec peu de nourriture, l'ordre de s'oublier presque complètement face à la nature, mais avec tout ça, elle retrouvait le confort de la présence d'Elvis. Comme au début. « J'ai l'impression de rentrer un peu dans ton monde » elle expulse, et c'est probablement un peu cliché, parce que toutes les îles ne se ressemblent pas et qu'elle sait très bien qu'Elvis et sa famille ne vivent pas dans une cabane de feuilles de palmier à même la plage. Mais il y a un truc, un truc qui la rapproche de sa vie à lui et l'éloigne de sa vie à elle. Elle l'observe une seconde, l'air drôlement mélancolique, puis elle expire en se mordant la lèvre. « Tu sais, je pensais ces derniers jours... » elle amorce, sans vraiment réfléchir. Il y a ce truc qui lui tourne dans la tête, le genre dont elle ne s'encombre jamais d'habitude, trop centrée sur ses propres émotions pour penser à autre chose, trop aux prises avec son égocentrisme doux et discret pour avoir envie de voir autre chose que le bordel qui la secoue. Mais Elvis, c'est différent. Elvis c'est important. « Je... J'ai été égoïste, je n'ai pensé qu'à moi alors que tu avais besoin qu'on t'écoute et qu'on te comprenne » elle souffle en détournant la tête, les yeux rivés sur ses doigts. La semaine dernière, elle avait uniquement écouté ses propres sentiments, son cœur battre douloureusement, comme celui d'un animal malade, la sentiment latent de perdition et d'oubli qu'elle a vu arriver avec terreur. Elle n'avait vu qu'elle et sa douleur, elle et ses angoisses, elle et elle et rien qu'elle. Alors qu'Elvis se débattait avec tous ses démons, avec les regards de tous, avec l'incompréhension de ses émotions et de celles que tous ceux qui se sentaient le droit d'attendre quoi que ce soit de lui. Elle s'en est rendu compte beaucoup trop tard, Sasha et quand la réalité l'avait heurtée en pleine figure, elle avait disparu dans son monde, pendant des heures, toute seule, planquée sous une table. « Je suis désolée Elvis, j'ai été la pire amie du monde » elle articule en retenant les larmes qui brulent brusquement ses prunelles. Elle veut pas pleurer parce qu'alors, tout ne tournerait encore qu'autour d'elle. Et elle veut pas. Elle veut plus. « ça n'arrivera plus jamais » elle lui promet en ravalant la boule dans sa gorge et en se redressant sur un genou pour le serrer contre elle. Très, très fort. « Ton bonheur c'est tout ce qui compte pour moi. » Donner vie à ces mots lui fait prendre conscience à quel point c'est vrai.