la fumée du joint sur lequel v tire avec application s’enroule autour de leur silhouette et masque momentanément l’écran à leur vue, martin sheen seulement visible au travers un nuage à l’odeur âpre. les volutes étirent leurs filaments le long de sa gorge et il ferme les yeux en les sentant s’enfoncer en lui avant de tendre à @kit le bétyle, calant son dos plus confortablement encore contre les dix coussins qu’ils ont empilés derrière eux sur le matelas. sa promesse de la prendre par surprise devenue cédule enfermée dans un tiroir qui n’appartient qu’à eux, il fait taire le désir sous le bruit tonitruant de leurs histoires avec d’autres, aussi délusoires soient-elles. il la regarde fumer, à l’écoute de son souffle ; elle l’a averti qu’elle pouvait s’étouffer, l’asthme révélé pendant son enfance surgissant quand la toxine se réveille. le capitaine benjamin willard et son ptsd s’écrasent au pied d’un lit de chambre d’hôtel suffocante, sa bouteille de sky éclate en débris transparents et v repense au frère de kit, soigneusement rangé dans sa mémoire aux côté des bataillons de disparus peuplant son cimetière intime. — tu crois que c’est possible de ressusciter une chanson ? comme un palimpseste, d’effacer les souvenirs qui s’accrochent à elle et d’en écrire de nouveaux par-dessus ? ces airs qu’elle et lui ne peuvent plus écouter sans se sentir fendus par la lame du souvenir vif, est-ce qu’ils peuvent revivre et redevenir eux, dévêtus de l’arantèle qu’ils ont tissée tout autour d’eux ? le visage de kim danse encore sur la voix de stevie nicks chantant ses rêves. listen carefully to the sound of your loneliness. c’est quand il pense qu’il se souvient à quel point il l’est, seul. like a heartbeat drives you mad, in the stillness of remembering what you had… and what you lost. and what you had, and what you lost.

La promesse de la surprise s'est naturellement envolée dans des promesses faites à d'autres, qu'elles soient murmurées ou dessinées en filigrane dans leurs actions. Ne reste plus que leurs deux âmes, familières comme depuis le tout premier jour, la tension volatilisée presque à regret entre eux. Ils se contentent de regarder un film, confortablement installés dans un matelas de coussins dans lequel elle s'enfonce avec douceur, bercée par la température nocturne et les lattes qu'elle a tirées sur le joint de @Virgil. Pas d'alerte, Kit ne s'est pas encore étouffée mais tout peut arriver avec elle, aussi reste-t-elle prudente chaque fois qu'il revient entre ses doigts. La question qu'il finit par poser, elle semble arriver tout droit d'une semaine plus tôt, dans les mots qu'ils se sont dits et ceux qu'ils ont tus, par pudeur peut-être, ou pour avoir encore quelque chose à creuser après, une fois l'attirance évanouie. « Oui, j'imagine. A force de la réécouter, elle perd de son sens jusqu'à devenir vide, et après ça elle redevient neutre, prête à s'accrocher à d'autres souvenirs. » Elle marque une pause avant de reprendre. « Mais pourquoi tu voudrais le faire ? » Parfois, on a besoin de quelque chose de tangible auquel raccrocher ses émotions même les plus brutes ou les plus sombres. La colère, la haine, la tristesse, ne vaut-il pas mieux les catalyser dans des notes de musique ? « Parfois j'ai peur d'oublier ce que j'ai ressenti ce jour-là, cette musique c'est la seule certitude que j'ai de pouvoir y replonger à pieds joints si j'ai envie. » Elle se demande s'il comprend, Virgil, s'il raisonne de la même façon qu'elle ou s'y oppose. Peut-être qu'à voir trop souvent la mort, on ne cherche plus à la trouver. « Tu vas te dire que je suis tarée, mais j'ai choisi la musique. Quand j'ai compris qu'il s'était passé quelque chose de grave, le temps d'y arriver, j'ai choisi volontairement quelle chanson deviendrait la chanson de sa mort. » Ca lui fait bizarre de le dire à voix haute, elle se trouve morbide, mais peut-être qu'il comprendrait ce besoin intrinsèque de raccrocher la mort à la vie.

@kit lui donne la marche à suivre, le mode d’emploi qu’elle imagine à mesure qu’il le lui demande. écouter la chanson, encore et encore, jusqu’à la déshabiller entièrement, en user la corde dont on l’a enserrée pour la libérer et lui rendre sa virginité. il sait pas trop, v, si ça pourrait marcher. il lui semble que ses liens autour des notes de dreams sont trop étroitement serrés, et que s’il parvenait à les couper, le son resterait marqué de profonds sillons tant il a enlacé fort. — parce que j’ai l’impression de l’entendre chanter dans mon oreille, thank god il disparaît derrière l’épais rideau de fumée de weed. — elle peut plus chanter, elle est morte, il voudrait tourner le dos aux sanctuaires des défunts où l’on allume d’inutiles bougies. ces églises dans lesquelles on vient contempler encore et encore la mort du christ en images éclairées à la flamme de vie. il voudrait que kim se taise pour de vrai, qu’elle cesse de rejaillir spécieusement dans des chansons qui ne sont plus les siennes. il pense à boaz, et réalise combien c’est bon d’être hanté par un vivant. elle a la sienne aussi, kit, de musique lémure, mais elle n’a pas la fonction tourment, plutôt celle d’un phylactère protecteur de ce qui doit être rappelé. des trois reliques, elle a choisi la pierre de résurrection quand lui rêve de posséder la cape. pouvoir s’éclipser sans être jamais retrouvé des revenants opalescents. les filaments de fumée se séparent lentement et il la regarde à nouveau, perséphone aux allers-retours dans le royaume souterrain dont lui tente parfois de s’extraire, en vain. sur le styx, elle sait mener sa barque quand il a besoin d’un charon. il esquisse un sourire discret lorsqu’elle lui dit qu’il la trouvera sans doute tarée. n’importe qui peut-être mais pas lui, pas le fou du tarot de remi. — comme dans une série, dit-il à voix basse. il sait que ça aura l’air réducteur, dit comme ça. mais se faire un film, c’est sublimer. c’est faire du réel sordide un art, donner au noir incompréhensible quelque chose d’infini. il hoche la tête tandis qu’il contemple les yeux de kit. peut-être qu’il devrait pas la dépecer, cette chanson. ses doigts cherchent ses airpods et il lui tend celui qu’il ne glisse pas dans sa propre oreille. sur son téléphone, il lance dreams, de fleetwood mac. il a envie de gerber ses entrailles dès les premières notes, mais bientôt, le visage de kit éclipse celui de kim. dans apocalypse now à l’écran géant, tout brûle au napalm. dans son cœur à lui, la voix de stevie nicks balaye un tas de cendre d’un grand souffle de vent.

Kit secoue doucement la tête à cette affirmation qu'il jette, à laquelle il semble croire dur comme fer. « Elle vit encore pourtant. Dans tes souvenirs, quand t'as l'impression de l'entendre chanter. Elle vit encore et ça donne envie de s'y raccrocher. » Mais ils n'ont peut-être pas la même vision de la vie, et certainement pas la même de la mort, alors elle ne s'attend pas à ce qu'il soit d'accord avec elle. « Je me rappelle plus de la voix de mon frère, alors que c'est pas quelque chose que je pensais pouvoir oublier. Si je ferme les yeux et que je me concentre, je pourrais presque m'en rappeler mais ça m'échappe juste à peine. C'est frustrant. » Il y a d'autres choses dont elle se rappelle bien mieux, les traits de son visage, son nez qui se fronce quand il rit, sa démarche d'ado dégingandé mal dans sa peau, son talent pour les mots... mais pas sa voix. « C'est la weed, ça me fait partir dans mes élucubrations » elle s'excuse sans le faire vraiment. Elle jette un regard distrait à l'écran, pas aussi perturbée qu'elle ne devrait l'être par l'odeur du napalm au petit matin, blâme leur consommation du soir pour sa distanciation avec l'horreur des images et préfère se reconcentrer sur @Virgil et leur discussion à coeur ouvert. « Oui, comme une série. La bande-son de ma vie, tu sais. Les moments de bonheur et les moments tragiques. » Pour tous les Riptide de sa vie, il y a aussi les Pyramid Song. Elle attrape le airpod qu'il lui tend et sourit en découvrant les premières notes de Dreams. Elle devine que c'est elle, cette chanson qu'il entend Kim lui chanter encore et encore. « Ferme les yeux et laisse-toi porter. » Malgré sa voix pas toujours bien assurée, elle s'essaie aux paroles qu'elle connait par coeur. Now here you go again, you say you want your freedom, well, who am I to keep you down ? It's only right that you should play the way you feel it but listen carefully to the sound of your loneliness. Peut-être que ça l'aidera, Virgil. Si pas à oublier la voix qui lui chante à l'oreille, à remplacer ses souvenirs par d'autres, assez pour rendre la chanson à nouveau précieuse. « C'est important, de garder la mémoire des gens qu'on aime, peu importe comment. » Mais la musique adoucit son coeur à elle, alors c'est de cette façon qu'elle garde en mémoire le souvenir de son frère.

elle vit en toi, chante @kit comme dans le roi lion, et il sourit en s’abstenant de la contredire. sa sensibilité a beau être au point mort, il est pas con au point d’en devenir cruel et de balancer un kick dans la toile que les vivants tissent pour se rapprocher des défunts. pas son genre de souffler les bougies dont la flamme tremblote entre les doigts des croyants. l’impression de l’entendre chanter, elle est là dans la voix de stevie, un tour spécieux de l’esprit, une autre esquisse dans la caverne. l’entendre chanter comme hier, quand tout jusqu’à la moindre note le ramène à son cimetière. l’impression de l’entendre ne la rend pas vivante. ça continue de faire sonner à son oreille qu’elle est bien morte. virgil repose ses yeux sur kit quand elle lui parle de son frère, du timbre de sa voix oubliée et il sait qu’il devrait la plaindre mais il l’envie. elle n’a pas vu autant de morts que lui, pas subi autant de pertes et pourtant, elle oublie. comment se fait-il qu’en lui, tout reste gravé ? les textes sacrés de sa pyramide sans cesse allumés des mêmes feux odieux reluisent leurs dessins apocryphes. l’acide ne lui fait rien oublier mais son pouvoir chimique transforme la pyramide en un château de sable avec lequel jouer sans se sentir souillé. quelque chose dont on peut sourire. tout concentré sur elle, il s’oublie en elle, dans la contemplation de son regard quand elle le pose sur la toile de l’écran, la guerre qui s'ébruite loin devant. pas impactée, parce que c’est seulement un film. sa vie en série, elle y plonge quand elle en a envie, le temps d’une chanson, puis s’extrait aux dernières notes du souvenir de son frère et du reste. les scies musicales qui jouent dans son esprit à lui n’ont jamais de fin, il lui semble impossible de s’en extraire avec la même facilité qu’elle. il a l’impression d’avoir trouvé perséphone sur l’île de sicile où sa mère l’élève en secret. elle lui a dit dès leur première rencontre qu’elle avait beaucoup de prénoms ; kit en dissimule d’autres, tous offerts par déméter ? katherine s’appelle peut-être aussi coré, qui sait. il aurait pu en faire la reine des enfers si seulement l’île ne la protégeait pas autant de lui. impossible à prendre, il aurait fallu l’enlever, ce dont il n'a pas la capacité. il ne ferme pas les yeux lorsqu’elle le lui demande, il a peur de fermer les yeux quand tout dort autour d’eux. la regarder chanter, c’est mieux. sa voix grave et claire à la fois, son accent new-yorkais, rien ne ressemble à kim et c’est heureux. ses tympans doloris s’éhiscent à l’écoute de son sortilège, absorbent son murmure parégorique. ses doigts partent à la rencontre des siens, s’y glissent et s’y enroulent. — merci, dit-il à voix basse tandis que l’œil accompagne d’un clignement son sourire. — quand je viendrai à nyc, j’irai écouter ta sœur chanter, se fondre dans le noir que la lumière rivée sur l’artiste fait naitre, disparaître au profit de la musique d’une série qui ne porte pas son nom, à la poursuite de la bande-son d’une vie, tant qu’elle n’est pas la sienne.