@kairi

Le disquaire, il a directement attiré l'attention de Sasha. C'est l'un de ces endroits qui lui rappellent son enfance et les longues heures passées à tourbillonner autour de son père, qui farfouillait les rayonnages jusqu'à trouver la pépite qui ferait briller ses yeux. Elle a grandi dans une famille éminemment artsy, passionnée de musique, d'art contemporain, d'envolées lyriques, d'expression autre. Le foyer résonnait toujours d'une musique de fond, était parsemé de tableaux et sculptures en tout genre, chinés avec les vieux vinyles qui remplissaient les étagères. On ne lui a jamais appris l'art en se restreignant à un genre, un médium, un courant, parce que l'art est plural, multiple, complémentaire et supplémentaire, sans arrêt en mouvement, et Sasha, elle aime puiser ses perles d'inspiration partout où elle peut pour se nourrir et se construire en réponse. Alors elle fait toujours un peu caméléon, dans tous les milieux : elle s'entend avec les métalleux, avec les musiciens classiques, les jazzmen, les rappeurs, avec les amateurs de Michel-Ange comme ceux de Pollock ou de Haring. Alors rien d'étonnant pour elle d'alterner sur la veille platine qui traine là entre un Nas puis un Chopin. La porte s'ouvre face à elle, tandis qu'elle est accroupi, le nez dans une boite estampillée heavy metal. Elle ne relève les yeux que lorsqu'elle peut brandir le 33 tours de l'album Powerslave d'Iron Maiden, comme un trésor déterré à la sueur de son front. « Hey » elle souffle comme si elle sortait d'une séance de spéléologie. C'est Kairi, en face. Kairi, elle aime bien son style, principalement parce que c'est comme ça qu'elle imagine la subculture alternative londonienne, qu'elle touche de loin quand elle est perchée sur ses creepers. « C'est quoi ton panthéon ? » elle lui demande direct avec un sourire, parce qu'elle aime toujours parler des musiques. Kairi, c'est une musicienne, personne peut être passé à côté, et ça lui plait l'idée qu'elle lui balance plein de noms à aller explorer.

Forcément le mot de la présence d'un disquaire dans le block est pas tombé dans l'oreille d'une sourde, et Kairi, elle se devait d'aller vérifier ça d'elle-même. À peine arrivée qu'elle y trace, histoire de constituer déjà une bonne playlist dès le début qui la mettrait dans le bon mood quand elle en aurait besoin. Elle pousse la porte du disquaire d'un air nonchalant dans ses Doc et son vieux jean, pour limite tomber nez à nez avec une pochette d'Iron Maiden brandie sous son nez à peine elle entre dans la boutique. « Oh, nice one, » lâche Kairi avec un rire, avant de voir la tête de la personne à qui appartiennent les deux bras accrochés à la jaquette. Une nana, blonde, l'air un peu déphasé comme elle en connaît trop. « Yo. » @Sasha, c'est ça son blase. Qui semble bien s'entendre avec Elvis, qui lui inspire aussi un bon feeling, alors à priori ça devrait rouler. « Bikini Kill. Joan Jett. The Clash. Les Beastie Boys. » Elle répond un peu du tac au tac à une question à laquelle elle a trop souvent répondu, mais toujours de bon coeur. « Sur une échelle de 1 à 10, combien en prévisibilité ? » elle lâche alors avec un rire. À chaque fois elle se fait aussi la réflexion qu'elle est un putain de cliché, mais elle vit très bien avec. « Plutôt metal toi du coup ? » Au vu de la caisse qu'elle fouille pour trouver son Iron Maiden, mais elle peut se planter. Kairi s'avance dans les allées pour se diriger plutôt vers le punk quand ses yeux se posent sur la vitre qui orne le fond de la pièce. « Tu déconnes, ils ont foutu un studio ici ? »

Elle aime l'ambiance du disquaire, Sasha, l'odeur des vieux vinyles et la musique de fond qui met dans une ambiance hyper spéciale. ça la ramène à son enfance avec ses parents, à tous les instruments qu'elle a essayé de jouer, les uns après les autres, parce que ses parents suivaient au gré de ses envies et lui faisaient tester un peu tout et n'importe quoi jusqu'à ce qu'elle accroche à une passion en particulier. Elle s'est vite rendu à l'évidence : l'intensité de son amour pour la musique ne suffit pas, son sens à elle, c'est la vue. Son truc, c'est le dessin. Son vrai plaisir, il réside dans l'écoute des autres passionnés, ceux qui ont décidé d'y dédier leur vie, comme Kairi. « 4, tu aurais pu citer les Sex Pistols et les Ramones » elle s'amuse de son regard pétillant. Sasha, elle a jamais trop compris ce truc de dire que parce que tu aimes les plus grands groupes ou artistes d'un certain genre, ceux que tout le monde aime, forcément tu es cliché ou moins hardcore. C'est pas pour rien qu'ils ont cette place de classique, ces artistes-là. Son regard glisse jusqu'au 33 tours qu'elle tient dans la main. « Mes parents ont toujours écouté du rock quand j'étais gamine, j'ai grandi sur du Pink Floyd, du Deep Purple, du Bowie, du Neil Young » elle s'enthousiasme, parce que son foyer, il était bercé par la batterie endiablée, les voix rauques, les sonorités acoustiques de la folk de maman et électriques de papa. « Mais maintenant j'écoute tout ce qui peut me transporter. » Le rock, ça reste sa base de lancement, son pilier, son socle, mais elle s'ouvre à tout ce qui est beau et mélodieux, tout ce qui projette un film contre ses paupières closes et la happe en deux notes. « Je te cale un petit Ricky Martin après Iron Maiden » elle plaisante. ça c'est son côté enfant des années 2000. Elle peut pas s'en empêcher. L'enthousiasme de Kairi la contamine dès qu'elle voit un truc s'allumer dans ses yeux. Aucune raison, elle est juste archi sensible aux humeurs des autres, Sasha, alors brusquement, elle est trop heureuse de voir qu'il y a un studio. Puis deux et deux font quatre et elle capte. « Mais c'est vrai, t'as un groupe » elle s'exclame en balançant limite le vinyle dans la caisse sous le coup de l'émotion pour la suivre dans le studio. « Tu es quoi, chanteuse, musicienne ? » Elle sait que c'est un groupe de punk, mais ça se limite à ça, elles se connaissent pas encore vraiment et retenir tout ce qui avait été dit sur tout le monde, ça demandait une mémoire qu'elle avait pas. « Tu me joues un de vos morceaux ? » elle roucoule en s'asseyant direct en tailleur face à la star, comme une môme, trop hypée et décidée à pas la laisser lui dire non. « Le plus important pour toi » elle précise. Mode Nana Komatsu activé.

Kairi se marre à la note finale accordée par la juge Sasha, lâchant une moue satisfaite derrière sa caisse de vinyles punk. « Je m'en sors pas mal, » elle répond d'un ton léger. 4, ça lui va - et même si elle avait dit 10 ou 15, ça lui aurait convenu aussi. De l'art de bien choisir ses combats pour ne pas s'épuiser - Kairi, ça fait longtemps qu'elle se fiche complètement de l'image qu'elle peut renvoyer ou de l'opinion d'autrui. L'enfance rock de Sasha, elle l'écoute en hochant lentement la tête avec un léger sourire fendant lentement son visage, alors que les mots résonnent avec sa propre expérience de gamine de musiciens et d'artistes. « Y'a que comme ça que ça devrait se consommer, si tu veux mon avis, » elle balance à la conclusion de Sasha. La musique, ça devrait être ça. Un truc qui te fait voyager, ou qui te parle personnellement. Quel que soit le message, quel que soit le style, juste un vecteur d'émotions et d'humanité. Elle peut pas s'empêcher de souffler du nez à la mention de Ricky Martin, plus par surprise que par jugement. « Tu cales ce que tu veux, tant que t'es psychologiquement préparée pour mes dance moves, » elle rétorque en pointant un index faussement menaçant vers sa camarade. Ils ont eu un petit aperçu sur les réseaux sociaux - Kairi, elle enchaîne les notes et attaque la gamme, sans jamais pouvoir aligner un seul mouvement de danse cohérent ou gracieux le moins du monde, telle une Hayley Williams dans une réalité alternative de shift racial. En plus de l'auditorium parfait pour les sessions jam sans déranger les autres, Georges a claqué son compte en banque pour leur caler un studio d'enregistrement, alors Kairi peut pas s'empêcher de rentrer pour inspecter le matos. « Hmm, » elle répond en hochant la tête à l'affirmation de Sasha sur son groupe, jetant un oeil à la console de mix, et aux quelques instruments laissés là derrière le micro dans la boîte insonorisée. « Je chante ouais. Je fais pas mal de compo et d'écriture aussi. » Même si elle essaie de déléguer au max, surtout pour veiller à ce que tout le monde dans le groupe puisse s'exprimer de manière égale. Elle est même pas surprise que Sasha lui demande de jouer un truc, tellement elle a l'habitude quand elle mentionne son job et qu'un semblant de matos est à disposition pas loin. Et comme toujours, elle se fait jamais prier, ça la fait toujours kiffer de partager. « Le plus important ? » elle répète à la requête un peu plus précise que d'ordinaire. C'est intéressant, comme réflexion. « Ils sont tous un peu importants, chacun à sa manière, » finit par conclure Kairi après un instant de réflexion. Que ce soit dans leur message, les conditions dans lesquelles ils ont été écrits, chaque morceau a sa petite histoire qui fait partie de leur quatuor. Elle attrape la Telecaster dans le coin - très appropriée à la vibe de la boutique comme choix de gratte - pour la prendre en main. « Okay je suis naze en gratte électrique, ça va ressembler à rien, te fous pas de moi, » elle préfère prévenir avec un rire. Déjà que de base, c'est pas elle la guitariste, alors passer sur un instrument dont elle n'a pas l'habitude et qui sonnera sans doutes en rien comme la Strat de Charlie, ça risque d'être un désastre. Kairi s'éclaircit la gorge derrière le micro et ferme la porte du studio insonorisé après avoir simplement lancé la machine de quelques clics habitués sur la console. Un accord, un deuxième, et - bonk, une fausse note, que Kairi étouffe du plat de la main direct en grimaçant. « Oops, pardon, je la refais, » elle se marre dans le micro. Une chanteuse, pas une guitariste, malgré avoir grandi dans des studios d'enregistrement et avoir déjà pu tâter à un tas de modèles pour le fun. Kairi, c'est un mezzo soprano puissant et rêche qui érafle l'air avec rage alors que le mélange des langues raconte une partie de l'histoire de cette chanson écrite aux débuts balbutiants de Suicide Mary. Kairi plaque les derniers accords pour finalement réouvrir les yeux une fois les derniers sons évaporés. Derrière la vitre du studio, elle étend son bras et remonte la manche gauche de son tee-shirt - pour dévoiler le serpent ornant l'intérieur de son bras fin, ainsi que le titre de la chanson imprimé en capitales manuscrites presque contre sa poitrine un peu plus haut. « Ms. Downer, » elle fait dans le micro avec un sourire goguenard. Ms. Downer, c'est moi, c'est nous, les empêcheuses de tourner en rond.